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V. Le chant enregistré


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Dans les magasins de disques du quartier stambouliote de Beyoğlu, des petits élans de nostalgie parsèment les étalages. Des 45 tours d’artistes turcs des années 1960 et 1970 peuvent être achetés pour une bouchée de pain. Je retrouve aussi les grands classiques du rock occidental comme les Rolling Stones et Prince disposés en première ligne dans les rayons. 

Mais je ne recherche pas tout ça, j'essaye de débusquer des albums de folklore kurde. J'apprends que les exemplaires en vinyle de ce genre sont des objets de collection extrêmement difficiles à trouver. “Pour ce genre de musique, l’usage de cassettes ou, plus tard, de CDs piratés était plus répandu” me précise un disquaire.


Je m’aventure de ce pas dans les grandes surfaces. En fouillant les rayons, je trouve une minuscule section qui lui est dédiée. Toutes les pochettes sont frappées par la même étiquette “Ses Plak”.

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Qui se cache derrière le petit logo de Ses Plak, collé sur toutes ces pochettes d'albums ? L'adresse indiquée à l'arrière des jaquettes de CD me mène vers le quartier d'Unkapanı. Après un long voyage en métro, j'atteins la porte d'une échoppe. Ata Güner m'accueille chaleureusement. "On a rarement des visiteurs étrangers" dit-il, amusé. Il est en train d'ajouter les petites touches finales de production sur la prochaine sortie de Ses Plak, la maison de disques de sa famille. "Je dois encore faire tout le design de la couverture" soupire-t-il, un sourire au coin des lèvres. "Eh oui, on est plus que deux dans l'entreprise, mon père et moi. C'était plus facile avant".

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Ata me présente son père et le patron de Ses Plak, Ethem Güner, qui me reçoit entre deux coups de fil. Ce producteur aux épaules solides a publié à l'époque des interdictions de la langue kurde les musiciens kurdophones les plus politisés, comme Kardeş Türküler. Dans son combat pour la liberté d'expression, il a connu la ruine commerciale de son entreprise, les saisies judiciaires et même la prison.





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Le label Ses Plak débute en 1986. Ethem vend alors des cassettes dans la rue à Gaziantep, une ville dans le sud-est de la Turquie. Il enregistre clandestinement des chanteurs de dengbêj et de la musique de propagande kurde.

 

La police confisquait en premier les armes et en second les albums kurdes, me dit Ethem, lorsque je publiais de la musique kurde, j’avais le sentiment d’avoir un fusil dans ma main.


A cette époque, distribuer de la musique kurde est périlleux. Porter des cassettes sur soi est déjà suffisant pour être jeté en prison. Ethem n'a pas froid aux yeux. Il participe activement à ce réseau clandestin.

Plus tard, Ethem essaye d'infiltrer ses marchandises dans le circuit légal. Il est obligé d'envoyer le livret de paroles de chaque nouvelle production au ministère de la Culture à Ankara pour une examination. Ethem doit recourir à des techniques astucieuses pour contourner la censure. 

 

 


On changeait la couverture et les livrets de l’album avec ceux d’un chanteur turc pour déguiser le CD ou la cassette d’un album kurde. C’était la seule possibilité pour nous de diffuser notre musique.

 

Aujourd’hui, la famille Güner a du mal à joindre les deux bouts. Beaucoup d'anciens auditeurs ont recours au piratage et n'achètent plus les albums de Ses Plak. Comme Ata Güner me l’explique, dans leurs niches habituelles, à Diyarbakir et les autres villes du sud-est, les ventes ont périclité. 

 

 

 

— Le peuple kurde en Turquie n’a jamais vraiment eu assez d’argent pour acheter des télévisions ou des CD originaux. Il y a eu beaucoup de contrefaçon pour obtenir nos produits. Quand quelqu’un achetait un de nos albums, il le copiait ensuite pour ses amis.

 

Tant de combats, tant de sacrifices pour atteindre un but honorable. Ethem n'a aujourd'hui rien pour le récompenser. Il a dû vendre les droits de ses meilleurs artistes pour renflouer les comptes. 

 

 

Je lui demande alors s'il a des regrets. Le patron de Ses Plak esquisse un sourire et m'adresse un regard de défiance. 

 

 


— Je n'ai que de la fierté, car je crois avoir fait quelque chose pour la culture kurde. Économiquement, et personnellement, j’ai beaucoup sacrifié pour mon entreprise mais si je regarde vers le passé, je ne ressens que de l’honneur.

*Plus de détails dans l'interview annexe, réalisée par le blog francophone Sohrawardi

Le voyage à Istanbul se termine. Dans ma valise, je range la masse de notes et de cassettes de dengbêjs et de chanteurs kurdes que j'ai pu rencontrer. La recherche n'est pas encore terminée. Dans la zizanie de mes affaires, je retrouve le numéro d'un musicien exilé à Bruxelles. Son nom est Ufuk Lüker.


Il faut s'envoler vers Bruxelles.

Un dernier musicien nous attend.

Les soucis économiques d’Ethem Güner sont aussi une conséquence directe de son parcours rocambolesque avec la justice. Il m’avoue qu’il est encore empêtré dans des procès que lui a intentés l’État pour ses activités de publication.

 

 

La société a souvent fait faillite quand l'État saisissait toutes nos productions. À cause de tous ces problèmes, j'ai décidé de commencer à exporter vers les diasporas en Europe. J'essayais de maintenir à flot la société avec l'argent que je gagnais de ces exportations *

Les concerts devaient se jouer dans des endroits tenus secrets, comme la maison d’un ami, précise Ata, et après on enregistrait la musique en direct pour la copier et la diffuser de main en main.

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