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L'histoire du dengbêj prononce quelques similitudes à l'épopée de Bişarê Çeto. Poursuivis comme des hors la loi pendant les années d'interdiction, en particulier lors des jeunes années de la République turque et des mesures du mouvement modernisateur d'Atatürk, oser chanter la langue kurde dès les années 30 pouvait mener à des amendes par mot kurde prononcé. Cette interdiction était difficile à surmonter me dit on, puisque le dengbêj a souvent vocation à être chanté un peu partout: lors des tâches quotidiennes, dans la rue, dans les champs. "Dans les villages, dans la campagne, il était encore permis. Mais entre les murs de la ville, plus personne ne pouvait chanter", précise un des chanteurs réunis dans la cour.  


Même parmi les "leurs", les embûches se sont accumulés... la frange socialiste, guérillero du mouvement kurde ne voulait plus entendre ces anciens chants, que l'on rattachait bien souvent encore à la féodalité désuète. 


L'intérêt pour le dengbêj avait alors frôlé avec l'extinction. Ce n'est qu'à partir des années 2000 que la municipalité pro- kurde de Diyarbakir a pris un pas décisif pour faire renaître le dengbêj en lui consacrant un espace d'activité, un espace vital. Elle n'a pas opéré seule puisque l'initiative était financée par un projet de l'Union Européenne visant à la promotion de droits culturels en Turquie, plus précisément pour supporter et enrichir l'usage quotidien de langues et de dialectes autres que le turc.




Les murs de Diyarbakir surgissent à l’horizon. Sur la radio d’un dolmus, un minibus bon marché qui fait la liaison entre la périphérie et la vieille ville, on entend le boucan peu familier d’un vieil homme qui crie. Mîste, constatant avec amusement ma perplexité, m’explique “Ce sont les chanteurs du dengbêj, ils racontent des vieilles légendes via le chant”.


Une fois que nous pénétrons dans l’enceinte de la ville, on se rend vite compte de la situation encore tendue par les manifestations. La police a disposé des unités lourdement armées le long de l’avenue Gazi, principale artère de la vieille ville. C’est justement le quartier le plus agité et le plus paupérisé de Diyarbakir. Jouxtant les murs en basalte noir, il contient aussi les joyaux les mieux préservés de la culture et, accessoirement, de la musique kurde.





"Ces poètes professionels, qui au cours des années ont cultivé leurs mémoires tels des apprentis d'anciens maîtres, ont assumé la tâche de conservation des traditions du passé, et si un nouvel évènement surgissait, la tâche de célébrer les exploits héroïques du présent" Roger Lescot

Un combat pour la reconnaissance

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II. Le chant des anciens


Nous sortons de la maison du Dengbêj davantage assagis. Vient alors avec Mîste l'heure des adieux. "Avant d'arriver à Istanbul, fais un petit détour à Tunceli. Là-bas, tu croiseras la route de beaucoup d'aşıks, des ménestrels alévis. Ils pourront t'enseigner d'autres traditions". Je grimpe dans mon dolmuş, un espèce de minibus tous publics qui fait les liaisons entre les villes en Turquie.


Alors que je m'installe, sur la radio, j'entends de drôles de crissements causés par les cris démentiels d'un vieil homme. Avec un brin de fierté,  je sais désormais de quelles gorges ils proviennent.

Une fois que je m'enfonce dans les quartiers anciens de Diyarbakır, entre les bâtisses aux murs noirs de basalte, j'aperçois les brigades lourdement armées de la police turque. Depuis les manifestations, ils veillent au respect du calme dans les quartiers agités de la vieille ville. La vie des habitants continue en même temps. Avec Mîste, nous passons les bazars animés pour nous perdre dans les petites ruelles du quartier de Ziyagökalp. Au bout du dédale, nous retrouvons la Maison du dengbêj. Dans la cour, une bande de vénérables anciens paisiblement installés dégustent leur thé, tout en chantant des drôles de chansons. Une curiosité.



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Ils sont là, leur peau comme taillée dans du granit. De temps à autre, ils sortent de leur statisme, et ils raclent leur gorge un bon coup avant de chanter, ou de crier quelque chose. Tous les jours, les chanteurs de dengbêj, pour la plupart des anciens du quartier, se retrouvent pour partager des histoires anciennes ou des nouvelles compositions dans la Maison du dengbêj de Diyarbakır. Chaque chanteur possède un style qui lui est propre. Certains enchaînent les versets comme des rappeurs, d'autres prolongent les notes douloureusement pour intensifier l'émotion. 

 

Les répertoires sont aussi variés. D'un jour à l'autre, les troubadours racontent des anciennes histoires d'amour, de travail ou de guerre. Les chansons de guerre sont importantes, car elles mettent en scène un héros kurde dont le courage est fièrement salué par les anciens chanteurs. Par contre, j'apprends que le dengbêj ne se limite pas aux héros du passé. "Nous composons nos propres récits" me dit l'un des hommes, avant d'ajouter que "parfois, on parle d'exploits du présent, comme ceux de Kobané".

 

Les anciens, en panne d'inspiration aujourd'hui, me prennent à part. "Tu veux qu'on te chante quoi ?". Je suis hésitant, ma connaissance de leur répertoire est nulle. Mîste, en bon connaisseur du folklore kurde, leur suggère une chanson en l'hommage de "Bişarê Çeto"

 

— Qui est ce personnage ?

— C'est un fugitif des temps anciens, me dit Mîste, ce jour-là, son ennemi était l'État turc qui le poursuivait. Aujourd'hui, les choses n'ont pas changé pour les Kurdes. Regarde ! Les guérilleros leur résistent encore dans les montagnes.

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"La grande et fière figure de Bişarê Çeto est une fleur parmi les sésames." 


"Lorsque Bişarê devint un fugitif dans les montagnes, je m'attendais à la bénédiction de Dieu."


"J'étais certain qu'il rejoindrait le peuple de la montagne" 


"Ils t'ont encerclé, ils t'ont attrapé et menotté, et ils m'ont livré ton nom comme leur nouveau captif."


"La prison est pleine à craquer, et Bişarê appella tous ses amis. Ils dirent tous "Longue vie à Bişarê!"


​"Depuis ce jour, cet évènement a été écrit dans les documents de la capitale turque, cette ruine." 

Un combat pour la reconnaissance

L'histoire des chanteurs de dengbêj ressemble en quelque sorte à l'épopée de Bişarê Çeto. Ils ont été chassés des grandes villes comme des hors-la-loi dès le début de la modernisation lancée par Atatürk, le premier président de la République. Oser chanter la langue kurde dès les années 1930 pouvait mener à des amendes par mot kurde prononcé. Cette interdiction était difficile à surmonter me dit-on, puisque le dengbêj est souvent exprimé dans la vie de tous les jours, pendant les tâches quotidiennes. "Dans les villages, dans la campagne, il était encore permis. Mais entre les murs de la ville, plus personne ne pouvait chanter", précise un des chanteurs réunis dans la cour.  

 

 

Beaucoup d'anciens troubadours avaient arrêté de chanter et le dengbêj avait alors frôlé l'extinction. Ce n'est qu'à partir des années 2000 que la municipalité pro-kurde de Diyarbakır décide de donner un nouveau souffle de vie à la pratique du dengbêj. L'ouverture de la Maison du dengbêj a permis aux chanteurs de se retrouver sans craindre de représailles pour leurs performances. Tous ces ancêtres du quartier peuvent aujourd'hui vanter leur raison d'être, celui de transmettre aux futures générations la culture orale de leur peuple. 

Nous sortons de la Maison du dengbêj davantage assagis. Vient alors avec Mîste l'heure des adieux. "Avant d'arriver à Istanbul, fais un petit détour à Tunceli. Là-bas, tu croiseras la route de beaucoup d'aşıks, des ménestrels alévis. Ils pourront t'enseigner d'autres traditions". Je grimpe dans mon dolmuş, une espèce de minibus tous publics qui fait les liaisons entre les villes en Turquie.


Alors que je m'installe, j'entends de drôles de crissements à la radio, causés par les cris démentiels d'un vieil homme. Avec un brin de fierté, je sais désormais de quelles gorges ils proviennent. 

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Sur la route de Tunceli, un chanteur solitaire soupire quelques notes. Allons lui parler.


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